Olivier, Clarisse, Pierre. Trois membres d'Etoile Polaire pour couvrir la troisième édition du festival Airwaves. Pour la musique, pas n'importe quel festival puisqu'il a été considéré comme "le plus innovant des festivals de musique depuis CMJ" par Mixer Magazine. Pour nous, pas n'importe quel festival non plus puisqu'il a lieu dans la plus septentrionale des capitales : Reykjavik, Islande. Incontournable.
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Mercredi 17
Le départ fut quelque peu précipité en ce qui me concerne. Un coup de fil, quelques détails rapides à régler, et voilà : avant même que j'aie le temps de réaliser ce qui m'arrive, je suis dans l'avion, volant tranquillement vers cette île de glace et de feu qui hante mes rêves depuis des années. Carrément une bonne douzaine de crans au dessus par rapport à ma dernière Route du Rock.... Vêtements ? Paré. Carte de crédit ? Paré. Le passe vert de la music industry pour accéder aux clubs les plus branchés de Reykjavik ? Paré. Vol agréable, plutôt court (à peine trois heures), pendant lequel le délicieux accent des hôtesses prépare le terrain. MCM, Coda, les Inrocks, MTV, etc : tout le monde est là, dans ce petit avion limite familial, apparemment préparé exprès pour le festival. Jusqu'ici tout est normal. Ca ne durera pas.
Welcome to Iceland!
Les surprises commencent alors que l'avion n'a même pas atterri.... Un coup d'oeil par le hublot, et je reste interloqué. J'interroge ma voisine du regard à la recherche d'une aide quelconque, pour confirmer que je n'ai pas des visions et que nous voyons bien la même chose.... Son air éberlué en dit long : le paysage en dessous de nous est bel et bien anormal. Lunaire, spectaculaire, dantesque. La lumière rasante accentue et met en valeur le relief du sol, augmente sa part d'ombre, son aspect abrupt, agressif, menaçant. Welcome to Iceland ! L'aéroport de Keflavik ressemble à une tentative chétive, désespérée, ratée, de civilisation des lieux. Peine perdue. Ici les hommes ne sont que tolérés, pas invités. Il est à peine 16h et nous débarquons sur une autre planète. La sortie de l'aéroport confirme également ce que disent les guides : ici l'air est pur. Un air de grand large, soutenu par la fraîcheur vivifiante et revigorante d'une journée d'octobre pas très loin du cercle polaire. Mais il ne fait pas très froid à vrai dire. Bienfaits du Gulf Stream ? Il règne une impression générale de sérénité qui persistera tout le long du séjour. Même au sein de l'aéroport, il n'y a pas cette confusion et ce chaos propres à leurs homologues parisiens - un peu comme si nous y étions seuls. Un peu plus tard le flybus, unique trace de vie au milieu d'un décor tourmenté, nous conduit en silence vers Reykjavik.
Let the show begin
Guesthouse Borgartun : les surprises continuent. Apparemment les normes de sécurité islandaises sont un peu plus fantaisistes que chez nous : dans l'ascenseur il n'y a pas de porte intérieure, et on voit la paroi défiler tranquillement. Ne pas mettre les mains n'importe où.... Autre détail susceptible de faire fuir les touristes timides : l'eau chaude sent le soufre! Effet garanti lors de la douche du matin.... Rien de bien méchant à vrai dire, juste une concession à la géothermie, un peu curieuse au début. Exactement le genre de décalage léger mais imparable qui propulse d'habitude sa victime dans la Twilight Zone. Ce n'est sans doute pas un hasard si une des excursions proposées aux voyageurs porte justement ce nom !
A peine quelques instants plus tard nous voilà dehors, errant dans les rues de Reykjavik déjà sombres, sans avoir vraiment réalisé où nous étions. Pas le temps de flâner : il faut d'ores et déjà repérer les lieux et trouver les clubs aux noms improbables - Leikhuskjallarinn, Gaukur a Stöng, Hverfisbarrinn... - qui seront nos têtes de pont pour ces quelques jours. Heureusement Olivier est déjà venu une bonne demi-douzaine de fois et connaît le terrain, ce qui est un atout majeur lorsque la nuit tombe à 18 heures et que les premiers concerts commencent deux heures plus tard, quelque part. Pas n'importe où en fait : à la Reykjavik Art Gallery, excusez du peu. Et pas pour n'importe quoi: Citizen Cope et Emiliana Torrini ! Excellents tous les deux, comme il se doit. Clarence Greenwood, a.k.a. Citizen Cope (a.k.a. Randy au sein de notre trio!) est un gentil conteur, rêveur, s'inventant des histoires juste pour les partager avec son public. Parlant lentement, avec détachement, comme s'il n'était pas vraiment là, comme s'il rechignait à sortir de son monde intérieur, plus moelleux et confortable que la réalité, ce tissu terne et bizarre qui l'entoure. Précieux et recommandé.
On dit des islandais qu'ils sont à l'image de leur pays : écorce de glace, mais sève de feu; froids en surface, mais bouillonnants en profondeur. Certes. Mais que dire alors d'Emiliana Torrini, dont les racines italo-islandaises jettent un pavé dans ces eaux déjà bien troubles ? Le petit bout de femme qu'est Emiliana rigole tout le temps, s'amuse, rayonne d'un sourire polaire-solaire, espiègle, enfantin, tout en traduisant sa musique en gestes saccadés et délicats. Le temps d'une reprise de Brel elle se transforme en tragédienne, et c'est toute la galerie qui vibre sous les accents larmoyants de Don't Go Away - ne me quitte pas, Emiliana!
De l'autre côté de la rue, à quelques mètres et au même moment, les maîtres du hardcore local sont consciencieusement occupés à se dessouder les tympans. Le festival Airwaves vient de commencer.
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Jeudi 18
It's a kind of magic
Gódan dag, Reykjavik! La courte visite nocturne de la veille ayant été totalement insuffisante pour assouvir nos soifs islandaises, nous repartîmes donc dès le matin en explorateurs pour une fouille en règle de l'Ibiza du nord, avec le soleil. Le soleil ! Aberration miraculeuse? Vile tromperie pour tenir les touristes à distance en octobre ? Météo joueuse qui n'en fait qu'à sa tête ? Bah! Peu importe les raisons : il faisait beau, il faisait chaud - les températures les plus hautes qu'on ait jamais enregistré en Islande en cette saison -, et pour ma part j'étais la plupart du temps en t-shirt. Une répétition quasi-parfaite de ce qui s'était passé à Kirkenes quelques années avant, une ville pourtant située à l'extrême nord de la Norvège, près de la frontière russe. Magie scandinave.
Reykjavik n'est pas une ville bien grande par rapport à d'autres capitales européennes, et pourtant plus de la moitié de la population islandaise s'y trouve. L'ensemble ressemble plus à un gros village, impression renforcée par le fait que les islandais forment effectivement une grande famille. Tout le monde se connaît, et il suffit de marcher un peu dans les rues de la ville pour s'en convaincre. Affalés sur un banc devant l'hôtel Borg, prenant le soleil; quelqu'un passe, hélant Olivier : c'est Magnus, de Gus Gus! Deux minutes plus tard voilà Einar des Sugarcubes qui bavarde tranquillement sur le trottoir opposé. Un peu plus loin ce seront Sigur Rós, Citizen Cope, Lake Trout, et ainsi de suite. Pas de stars ici : c'est un concept qui n'existe tout simplement pas. On ne va pas voir jouer tel groupe ou tel groupe : on va voir jouer son cousin, son beau frère, ses amis proches....
La ville est agréable : architecture simple et sans prétention (difficile de distinguer l'ambassade de France d'une autre maison anonyme sans ce drapeau qui flotte sur la toiture!), beaucoup de jardinets et d'arbres pour un pays qui est censé n'en avoir aucun, et toujours cet air pur, omniprésent, qu'on ne remarque vraiment qu'une fois rentré en France - quand il commence à manquer... La principale rue commerçante, Laugavegur (littéralement "le chemin des Sources"), est la colonne vertébrale autour de laquelle s'articule le reste des commerces, échoppes, clubs, cafés, restaurants... A côté du Tjörnin, véritable lac des cygnes à la faune pas frileuse, se trouve le City Hall qui abrite en son sein une intéressante carte en relief de l'Islande. Non loin de là l'église Hallgrimskirkja devant laquelle veille la statue de Leif Eiriksson, en tant que plus haut monument de Reykjavik, est un point de ralliement évident en cas de nécessité.
A 16 heures à l'hôtel Borg commence la conférence de presse à laquelle nous sommes tous conviés. Buffet, boissons, tout le gratin de la scène musicale islandaise et une bonne partie de la presse internationale se retrouvent dans une ambiance un peu survoltée, entretenue par Einar, intronisé MC du moment. L'absence quasi-totale de questions (savait-on déjà tout sur nos groupes favoris ?) ne gêna en rien l'ex-saltimbanque des 'cubes, qui en profita tranquilement pour faire son show et sa propre promo, volant la vedette au timide clavier de Sigur Rós comme à Emiliana Torrini ou aux autres fers-de-lance du son islandais. Un son islandais dont on allait subir le soir même les manifestations les plus surnaturelles, ballotés, malmenés, envoûtés, détruits de plaisir par les magiciens de Sigur Rós, gravant dans les âmes à grands renforts de runes sonores leurs sortilèges les plus inspirés.... Désolé, je suis absolument incapable de décrire ça avec des mots. Vous n'aviez qu'à y être !
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Vendredi 19
Golden Circle
Aujourd'hui, grand jour : première excursion hors de Reykjavik, hors de la civilisation, hors du monde. Destination classique mais néanmoins incontournable : le Cercle d'Or - Thingvellir, Gullfoss, Geysir, un concentré d'Islande auquel on ne pouvait que difficilement résister. Le départ fut quelque peu chaotique : pas certains des horaires, pas certains des points de rendez-vous, pas même certains d'avoir suivi le groupe officiel "Airwaves". Quelle importance? Nous voilà dans un bus avec un guide, le reste importe peu.... La chaleur intérieure ne fait qu'intensifier la morsure du froid extérieur. Pas très chaud, ce matin. Peu importe! La fraîcheur dissipe les résidus de sommeil qui avaient réussi à survivre jusque là, détruit les brumes de Morphée, force la concentration du spectateur sur l'environnement qui l'entoure - ici la demi-mesure n'est pas de mise et la faute d'inattention sévèrement sanctionnée. Un brouillard dense, épais et protecteur sert de passage officiel entre le connu et l'inconnu. D'un côté, un ersatz de civilisation bâtie tant bien que mal sur une île hostile. De l'autre.... de l'autre, l'Islande véritable, vierge, sauvage, sans fards, indomptée.... Entre les deux, qui peut dire ce qui s'est vraiment passé dans ce brouillard à couper au couteau, cette gateway to heaven grisâtre et imperméable aux regards ? On imagine les techniciens d'une Nature théatrale grouillant comme autant de fourmis, se dépêchant de changer le décor avant que le rideau ne se relêve... Et lorsque le voile se déchire d'un seul coup, sans sommation, sans paliers de décompression, c'est toute la beauté tragique du lieu qui nous tombe dessus sans crier gare. Ouch! La lumière et le beau temps sont pour beaucoup dans l'aspect totalement irréel et grandiose d'un endroit comme Thingvellir, de loin le site le plus impressionnant du Cercle d'Or. Quand les God rays trouent les nuages et viennent caresser l'immensité désertique du lieu, il est difficile de ne pas se sentir humble, terrassé, confronté à sa propre petitesse et à sa propre mortalité. La perspective est écrasante, vertigineuse, et la fresque surnaturelle barbouillée sur les cieux porte l'estocade finale à des sens déjà bien perturbés dans leurs habitudes. Exactement les mêmes impressions que devant le Grand Canyon, invraisemblablement peinturluré à l'infini sur un ciel qui n'en demandait pas tant. De la même manière, Thingvellir ne supporte pas bien la photo, bien limitée tant par la taille du cadre que par la dynamique des couleurs. Il faut y être pour comprendre. D'une certaine façon, le site islandais est encore plus impressionnant que le Canyon : la présence de quelques édifices humains au milieu de la plaine donne un repère, une échelle, qui permet d'apprécier à leurs justes valeurs les distances et le rapport des forces - la part ridicule de l'homme et celle de la nature, titanesque.
Ragna-rock!
17 heures : la civilisation reprend ses droits. Au Hverfisbarrinn a lieu la "Meet & Greet party", et nous y rencontrons l'organisateur du festival, un rouquin barbu que j'aurais facilement vu en pêcheur d'Islande... Comme dans tout Reykjavik, comme dans tout le pays probablement, l'ambiance est très décontractée et chaleureuse. Tractations et accords en rapport avec la music industry s'y déroulent sans heurts, sans stress, sans précipitation. The icelandic way of life. On retrouve ce calme nordique dans les rues de la ville : les badauds évitent de hausser la voix, flânent, prennent leur temps, et les voitures se meuvent au ralenti. Calme nordique avant la tempête du week-end, dont les prémisses pointent le bout de leur nez dès le vendredi. Car les islandais sont des geysers, eux aussi! Dans les rues de Reykjavik, rien ne bouge du lundi au jeudi. Il n'y a pas grand monde dans les rues le soir, et la froide nuit polaire vient épauler l'impression générale de morosité qui y règne. Et puis.... le vendredi soir le geyser islandais commence à bouillonner, à s'agiter, à se réveiller. Des premiers soubresauts jusqu'au séisme final du samedi soir, toute la ville se transforme et descend dans la rue, dans une atmosphère de carnaval et de folie furieuse collective qui jaillit systématiquement, régulièrement, avec une précision d'horloger suisse, tous les week-end, quel que soit le temps, quoi qu'il arrive. Et le cycle recommence. Ainsi donc, en guise de préambule sonore avant les furieux de Dr. Spock ou les furieuses de Chicks on Speed le lendemain - et histoire de ne pas nous prendre en traître -, le vendredi fît honneur à des groupes locaux peut-être moins radicaux, mais tout aussi étonnants : Trabant, Silt, Lace, etc.... Wait ! Moins radicaux ? Tout est relatif ! Prenons Eliza par exemple, ancienne rescapée de Bellatrix : autant son ancien groupe flirtait allègrement avec la (power) pop, autant la nouvelle version vagabonde dans un monde improbable beaucoup plus musclé - au moins en live -, quelque part entre Babes in Toyland et ... Phantom Blue ! Oops. Il faut au moins ça pour réchauffer la nuit islandaise, et ce ne sont pas les excités de Silt qui diront le contraire! Moa fut par contre beaucoup plus mystique. Démoulée à coups de burin de la matrice Uma Thurman, lançant ses incantations d'une troublante voix rauque en décalage total avec sa frêle apparence, la chanteuse de Lace ne fit que renforcer l'atmosphère générale de sorcellerie nordique libérée la veille par Sigur Rós. Impressionnant.
Seul bémol de la soirée : l'annulation du concert de Magga Stina. Dommage, on attendait ça avec impatience. D'un autre côté, se coucher un peu plus tôt avant un samedi à Reykjavik est sans aucun doute une bonne chose....
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Samedi 20
Icelandic pearls
Levé de bonne heure pour profiter des excellents petit-déjeuners de la maison Borgartun, je pars dans la foulée en loup solitaire pendant que mes petits camarades prolongent une nuit un peu trop courte... Direction : Perlan, a.k.a. la Perle! Cet édifice très moderne se hisse au sommet de la colline Oskjuhlidh, un peu au sud de la ville. Composé d'immenses réservoirs d'eau chaude coiffés par un dôme de verre, il abrite également un restaurant panoramique, qui tourne lentement sur lui même pendant le dîner. La vue y est évidemment exceptionnelle, puisque l'ensemble surplombe totalement la ville et ses alentours - notamment l'aéroport Flugleidir assurant les vols intérieurs. La proximité de l'aéroport explique pourquoi, lors du retour, je pus voir passer un avion quelques mètres uniquement au dessus des maisons avoisinantes - trop proche d'elles pour ne pas être étonné. L'étonnement ne faisait pourtant que commencer, puisque l'après midi nous réservait une autre surprise de taille...
13 heures, hôtel Borg. Je retrouve Clarisse. Nous montons dans un bus, en même temps qu'une joyeuse kyrielle de chanteurs, musiciens, artistes, membres divers et variés de l'industrie du disque. Citizen Cope dans notre dos, direction : Bláa Lónið ! a.k.a. The Blue Lagoon.
Sortie de ville sans histoire. Sa version matinale faisait un peu grise mine : nous repassons maintenant devant la Perle, plus étincelante que jamais sous un ciel bleu, absolument vide de tout nuage. Ciel bleu, lagon bleu, soleil de feu - les éléments sont avec nous. Et nous sortons de la ville. Et le paysage se transforme. Et la ville devient désert. Et les voix diminuent. Et les conversations s'éteignent en même temps que le béton disparait, laissant la place à ce même paysage volcanique qui nous avait déjà abasourdi un peu avant l'atterrissage. Un désert de lave. Ou de glace, en d'autres saisons. Lunaire ? Non, il manque les cratères. Plutôt Mars. En plus vert. De la roche, à perte de vue, dans toutes les directions. Oh, et cette timide colonne de fumée blanche, là bas au loin, seul et unique signe d'une vague activité, prouvant que cette terre n'est pas complètement morte et que la vie résiste encore un peu. Et la colonne se rapproche, imperceptiblement, inexorablement. Et de timide elle devient majestueuse, aguicheuse, omniprésente. C'est toute la terre qui fume maintenant! Et derrière la blancheur immaculée on découvre le métal, l'acier, la ferraille, les tours et les canalisations de la centrale géothermique Svartsengi, qui s'élèvent comme autant d'insultes choquantes à la virginité du lieu.
From the moon to the lagoon
Pourtant...cette espèce d'usine invraisemblable au milieu de nulle part n'est pas la forge du Diable qu'elle paraît être. C'est une source de vie. C'est elle qui, puisant l'eau chauffée par le magma en fusion deux kilomètres plus bas, fournit le précieux liquide à la capitale. C'est elle qui, de la même manière, fournit le chauffage et l'électricité. C'est elle enfin qui, rejetant l'excès d'eau, est à l'origine de cette étrange mais néanmoins véritable oasis au milieu d'un désert non moins étrange, un peu perturbé, hésitant entre lave et glace sans jamais réellement choisir son camp. Le lagon bleu. Bleu turquoise, intense, surnaturel. Une eau riche en sels minéraux, en silices, une eau à laquelle la rumeur prête toutes les propriétés curatives. Une fontaine de jouvence improbable au beau milieu d'un décor saugrenu, biscornu, torturé, métallique, inimaginable. Diaboliquement irréel.
Et les surprises continuent. En sortant à l'air libre, juste avant de rentrer dans l'eau, il est difficile de ne pas frissonner - nous sommes quand même en Islande! Mais la fraîcheur de l'air ne fait qu'augmenter le contraste avec la chaleur de l'eau, qui reste imperturbable, à une température idéale de 40° environ, toute l'année... La différence est saisissante. Ca et là on trouve des points plus chauds - voire brûlants -, mais jamais d'endroits plus froids. De temps en temps des odeurs de soufre rappellent l'origine souterraine de l'eau, et renforcent l'aspect maléfiquement beau de l'endroit. Beauté du Diable. Le fond du lagon est soit rocailleux, soit vaseux, fait de silice et d'algues bleu-vertes que l'on ne fait que deviner sous les pieds. L'eau est très opaque et laiteuse, témoin de sa richesse. Inutile d'espérer voir quelque chose au delà de quelques centimètres de profondeur. Les mouvements y sont plus difficiles que d'habitude, la nage plus laborieuse, moins naturelle. Tout le lagon appelle plutôt à la relaxation, à la décontraction, au laisser-aller. Tout y tourne au ralenti. Les gens. La fumée blanche qui sort de l'eau, quelques mètres devant nous, et qui s'élève lentement vers les cieux. Le temps lui-même semble s'arrêter, et les heures passent sans que rien ne semble changer - impression renforcée par le fait que le soleil, toujours très bas, ne suit pas sa course habituelle et semble immobile et figé sur la voûte céleste. La musique, également, très lente, relaxante, calmante, accompagne le mouvement. Musique ? Sur les berges du lagon, alors que les uns se prélassent dans l'eau, que d'autres se font des masques de boue de silice, que d'autres encore se font masser les épaules, le groupe Jaguar donne tranquillement un concert unique, spécialement prévu dans le cadre du festival Airwaves.... Et pour parfaire le tableau, des cocktails sont offerts aux baigneurs - liquide bleuté au curaçao, a priori sans alcool, pour une tentative de... Blue Lagoon, forcément. Décidément les islandais font les choses bien.
Une heure ? Deux heures? Plus que ça ? Je suis incapable de dire combien de temps nous sommes restés prisonniers de la douce torpeur du Bláa Lónið. Tout ce que je sais, c'est qu'il est difficile de s'en extirper, et que le retour à la réalité est pénible. Le lagon dans son cocon, petit coin de paradis imprévisible à cet endroit du monde, vaut à lui seul le voyage en Islande. Pas moins.
Fire & Ice
Mais un samedi à Reykjavik reste un samedi à Reykjavik : une parenthèse de feu dans une semaine de glace. Et même la traîtresse hébétude blue-lagoonique ne peut empêcher un islandais de sortir un samedi soir... Quand vient la nuit, tout Reykjavik descend dans la rue, et la ville se transforme soudain en un immense club, un gigantesque pub, un vivier halluciné de fêtards surexcités hors de portée des descriptions timides faites de mots totalement inadaptés à ce mélange incongru de froideur rageuse et de passion délirante qui vit dans les coeurs islandais. La semaine n'était que respect silencieux, le samedi n'est que cri et hurlements. La semaine n'était que désertion des rues et solitude du touriste, le samedi ces mêmes rues sont noires de monde, et à deux heures du matin il est impossible de trouver deux mètres dans Laugavegur qui ne soient pas occupés par une voiture en train de défiler à la recherche d'un bar, d'un club, d'un compagnon ou d'une compagne pour la nuit. Les techniques de drague locales sont terrifiantes. Le dialogue moyen donne à peu près : "Bonjour", "C'est quoi ton nom?", "Quand est-ce qu'on couche ensemble?". Oops. Le pragmatisme islandais, je suppose. Ca et là, quelques Vikings se tapent dessus sauvagement, se frappent, se projettent l'un sur l'autre, se roulent par terre, s'étripent. Cinq minutes plus tard, ce sont les meilleurs amis du monde, des frères d'armes qui échangent leur sang dans l'alcool. Même scénario au Spotlight, où deux filles se rouent de coups, se griffent, s'arrachent les cheveux frénétiquement... Dans ce même club le sol est - ce soir là uniquement - uniformément collant, gluant et craquant. Dans le noir on soupçonne sans trop oser vérifier un mélange de vomi, verre brisé, et autres substances douteuses qu'on préfère ne pas identifier. La morsure du froid nocturne n'arrête en rien nos autochtones, qui fêtent dehors comme dedans la fin d'une semaine de travail acharné, coincés qu'ils sont entre deux ou trois boulots différents pour arriver à suivre les prix islandais, très élevés. Quelques filles déambulent dans la rue très légèrement vêtues, apparemment totalement insensibles à la température. Un effet secondaire du brennivin, l'alcool local plus connu sous le nom de Black Death ? L'une d'entre elles commence à me tripoter les cheveux tout en baragouinant en islandais. Les cheveux en sortant du Blue Lagoon, pas terrible, l'argile siliceuse du lagon ayant tendance à les plâtrer sur la tête et en altérer la texture. Je ne comprends évidemment pas un mot de ce qu'elle raconte, et le groupe finit par s'éloigner. En octobre les aurores boréales sont également de sortie, et l'une d'entre elles décide de nous honorer de sa présence. Un pinceau de lumière verte la dessine sur le ciel scandinave, où elle évolue rapidement, se mouvant comme une anguille, changeant de forme et se métamorphosant sans cesse. La musique, à l'image de cette fin de semaine, se noie dans une furie sonore et s'efface sous une avalanche de décibels hurleurs.
Bref, un samedi soir comme les autres à Reykjavik, et la conclusion apocalyptique d'une journée d'exception.
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Dimanche 21
Ultima Thule
Dimanche, déjà! Pas question de dormir ou de se prélasser plus que de raison : après un rapide petit déjeuner régénérateur je m'éclipse discrètement, pour une ultime visite solitaire de la capitale. Méthode habituelle : pas de préparation, pas d'itinéraire particulier, juste une errance au feeling, tournant dans telle rue plutôt que dans telle autre suivant l'instinct du moment, laissant le sixième sens régner sur mes pas et tisser une toile d'araignée en forme de courbe de Peano sur la ville endormie. Reykjavik a retrouvé son calme habituel après les bacchanales de la veille. Il lui faudra une semaine exactement pour s'en remettre! Les rues sont quasiment désertes à cette heure. Par terre subsistent encore quelques traces du maelström qui, quelques heures à peine auparavant, fustigeait les esprits islandais : tessons de bouteille, papiers divers, et même ça et là un gant ou une chaussure abandonnée. Décalage : le matin islandais a une curieuse odeur de barbapapa! Etonnant.... Je me retrouve finalement le long des berges, face à un drakkar de métal, stylisé, futuriste : la Voie Solaire de Jon Gunnar Arnason. Ancien et moderne, le drakkar revisité résume à lui seul la mécanique islandaise, qui remodèle de la même manière la langue des Sagas millénaires pour la plier, sans la rompre, aux besoins du siècle.
Vers 15 heures, notre trio reformé se retrouve devant les locaux de Thule Musik, pour un rendez-vous professionnel rapidement organisé la veille. Trabant, Tommi White, Ilo, The Funerals, Mum, autant de groupes chapeautés par Thule à surveiller de près, histoire que ces petits glaçons de bonheur islandais ne fondent pas trop vite, avant même d'arriver dans nos contrées... Le contact d'Olivier, ça ne s'invente pas, s'appelle Thor. Mais ne vous fiez pas au prénom divin du maître des lieux, les studios d'enregistrement de Thule ont une taille humaine, et l'ambiance y est extrêmement décontractée, amicale, familiale. L'activité qui y règne est pourtant digne d'une ruche : les gens vont, viennent, rentrent, sortent, passent, repassent. On reconnait des musiciens aperçus la veille sur scène, ou la presse française qui débarque pour une interview. Entre deux phrases Thor expérimente un nouveau son en grattant une fourchette contre un bout de tôle ondulée, sous l'oeil approbateur d'un gros viking barbu affalé dans un fauteuil. La machine à café, soumise à rude épreuve, surchauffe, disjoncte, n'arrive plus à suivre la cadence infernale à laquelle ces tortionnaires du son la soumettent. Le liquide noir et approximatif coule à flots et alimente les turbines internes des alchimistes nordiques. Tout ça un dimanche : pendant la semaine, ils travaillent vraiment.
Le soir venu, fatigués, éreintés, lessivés après ces quelques journées riches en émotions intenses, nous nous laissions achever violemment par les DJs du Gaukur a Stöng, bien décidés à nous tenir compagnie jusqu'à l'arrivée de la navette qui, dès 5h du matin, nous renverrait chez nous. Jusqu'à l'année prochaine !
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