BJÖRK
[Article Toxic Mag]
Septembre 1993.
Je parcours tranquillement un numéro de Guitare & Claviers chez un ami. En couv': Steve Vai. Profession: Guitar-Hero tordu. Satriani et Vai: à l'époque, pas de mystères, ce sont mes deux seules sacro-saintes références, je passe leurs albums en boucle toute la journée, et de toute manière je n'ai quasiment aucun autre CD à écouter.
Et puis, au détour d'une page, une petite image me capture la rétine et ne la lâche plus: teintes mi-sépia mi-noires et blanches, pochette sans titre, curieuse, fascinante: une espèce de sauvageonne fragile, pull élimé aux fibres rebelles aussi désordonnées que les cheveux de cette étrange fille qui semble soit implorante, soit songeuse... Craquante. Et ça? Ce sont des perles, sous ses yeux? On dirait de la peinture argentée sur ses doigts? Dans un magazine au titre explicite, résolument tourné vers la technique, où le gros hardrock côtoie les partitions les plus inspirées des Dieux du moment, ça ressemble à une aberration miraculeuse. Je lève un peu les yeux à la recherche du nom de cet extra-terrestre débarquée en terre étrangère. Bj...quoi? Ouhla! C'est quoi ça? Le nom du groupe? Son nom à elle? Mystère. Par contre c'est clairement scandinave. Le Nord, je connais déjà un peu. Des contrées qui ont toujours attiré mon attention...Craquante et nordique? De mieux en mieux! Sans plus attendre je dévore la critique de Debut, puisque c'est de ce disque qu'il s'agit. Je la relis trois fois: "coup de foudre phonographique", "ours en peluche des longues nuits d'hiver qui s'annoncent", "le plus bel écrin dont la voix de son auteur ait jusqu'ici bénéficié", entre autres flatteries. Allons bon! Avec un titre pareil, ce n'est même pas son premier disque? Je suis de plus en plus intrigué.
Le lendemain, comme quasiment chaque jour depuis un an environ maintenant, je vais traîner chez Gibert. Mais ce jour là, ce n'est pas sans but: je cherche ce fameux CD, et pour une fois - la première fois - je suis décidé à l'acheter en aveugle, sur la foi de ce que j'ai lu la veille. Pas mon genre. Déjà, acheter un CD n'est pas dans mes habitudes. En général une copie K7 suffit. Quoi qu'il en soit, je me retrouve au beau milieu des rayons habituels, cherchant l'objet convoité. En vain. Pas en rock. Pas en pop. Bien sûr pas en hard, mais bon, je l'y cherche quand même pour être sûr. Finalement il ne reste plus qu'un coin isolé, bien séparé du reste, dans lequel je n'ai osé m'aventurer qu'une fois auparavant. Rempli de CD très bizarres, aux noms complètement inconnus, aux pochettes étranges, souvent tristes et fades, ou sans titres, ou excentriques... Un peu décalées, incrustées dans des sphères bien éloignées de celles où évoluent d'habitude les groupes qui me sont familiers. J'approche. Et là, au beau milieu d'un tas d'autres disques inconnus, je le vois. Hmmm. De plus en plus curieux. Mais bon, soit. Je le prends, je paye, et je rentre chez moi en vitesse, de plus en plus intrigué. Discman. Play.
Et alors là, le Pierre, il se prend la plus monumentale claque sonique de sa vie.
Il en reste comme deux ronds de flan, planté stupidement la bouche ouverte devant la chose. Stupéfiant. Terrifiant. Magique.
Cette voix! Mais cette voix! Et ces sonorités si simples, si différentes de la bouillie de décibels qu'il consomme habituellement... C'est simple: le Pierre, il n'a jamais entendu ça de sa vie, il a plutôt été élevé au Top 50, au Jarre et au Souchon - ce qui passait dans la maison lorsqu'il avait deux, trois, peut être quatre ans - et n'a fait par la suite que suivre les parcours tracés par les médias à sa place, causant les ravages que l'on imagine.
Les titres s'enchaînent, laissant le Pierre de plus en plus perplexe et dérouté au fur et à mesure que ses repères partent en fumée, mis en pièces par d'improbables dissonances flattant l'oreille ou par cette voix absolument divine, à des années lumières de toute galaxie connue de lui.
Apogée. Like Someone In Love. En surface, une pureté immaculée dont il ne se serait jamais attendu à apprécier la texture: voix, harpe. Une hérésie pour un intoxiqué à la plus haute technicité guitaristique. En profondeur, dans la tête du Pierre, c'est plutôt le chaos absolu. Comment, mais comment est-ce que ça peut exister?! Pourquoi ne lui a t-on jamais parlé de cette musique plus tôt? Comment a t-il pu passer à côté? Et en même temps vient l'horrible révélation: il n'est pas le seul. Tout le monde a été trompé. Jarre? Satriani! Quelle blague! Leur quête semble bien vaine et futile, à ce moment là. A quoi bon courir après la technique? Vibrato, Tapping, Solos... Pour quoi faire? Quelle vanité... Avec toute leur virtuosité, ils n'arrivent guère qu'à faire taper le Pierre du pied. Mais leur musique ne sent rien, elle est transparente, ne demande rien, ne donne rien... Un grand vide. Pour la première fois de sa vie, le Pierre fait plus qu'écouter un disque: il le vit, il en savoure la volupté, il le subit physiquement, il en a la chair de poule.
Le CD se termine sur The Anchor Song, et le Pierre reste tout tremblant et tout bouleversé. Un peu perdu. Un peu terrifié à l'idée que, si ça se trouve, tous les autres albums au milieu desquels trônait celui-ci puissent produire les mêmes effets. Il n'a guère de doute, en fait. Il est sûr que c'est effectivement le cas, et qu'il y a là tout un monde fabuleux à découvrir. Björk, signe des Dieux, ça n'est qu'un Debut.