CHRONIQUES D'AMARANTE

(Pierre Terdiman)

 

CHAPITRE I

 

(Récit de Janed Rakar)

Date: January 10, 2024
Location: Reykjavik, Iceland
Notes from: Janed Rakar

 

Je n'ai pas l'habitude de coucher mes émotions ou mes souvenirs sur papier. Encore moins sur disque magnéto-optique. Mais j'ai besoin de faire le tri, de remettre de l'ordre dans mon esprit. Trop de choses insensées se sont produites, trop de choses impossibles. Certaines horribles. D'autres agréables. Je dois chasser tous ces souvenirs qui me hantent. Ca me fera du bien. A défaut, si jamais j'ai la folie de rendre ces lignes publiques un jour, les gens sauront le fin mot de l'histoire.

Tout a commencé il y a maintenant dix ans, ici même, chez moi à Reykjavik.

Je me suis endormi un soir, comme chaque soir. Qu'avais-je fait de particulier ce jour là? Y'avait-il quelque chose d'inhabituel flottant dans l'air? Un signe, un indice? Quelque chose pour attirer mon attention, pour me dire: "Attention! Danger!"...Rien, rien dont je me souvienne. Je me suis endormi dans mon lit, et je me suis réveillé sur une autre planète.

Du moins je suppose que c'était une autre planète. Après tout, ça aurait très bien pu être une dimension parallèle ou je ne sais quoi! Je n'ai jamais vraiment posé la question ou cherché à l'approfondir. Mais une chose est certaine: étant donné ce que j'y ai vu, ce n'était pas la Terre! Mais où était-ce alors? Je sais bien que les autres planètes du système Solaire sont inhabitées. Par l'Enfer de Shimshak! Je recommence à me torturer l'esprit. L’Enfer de.. Non d'un chien! Je continue à utiliser leurs expressions. Où que ce fut, autre planète, monde parallèle ou que sais-je encore, je l'ai vécu, c'était réel...

Je me suis réveillé...

Je suis dans un lit. Mais ce n'est pas le mien. Mes yeux sont fermés mais je suis éveillé. Je suis allongé sur le dos. Je sens de la fraîcheur sur mon visage. Sans doute une fenêtre ouverte, par laquelle passe un courant d'air.

Une fenêtre ?

La pièce exiguë qui me sert habituellement de chambre n'a PAS de fenêtre. Après un instant de réflexion ce n'est pas la seule chose qui cloche: le matelas est plus moelleux que le mien, les draps plus serrés me collent à lui, la texture des draps n'est pas la même que dans mes souvenirs. J'ai un mal de crâne incroyable. Je ne suis pas chez moi. Où suis-je? Que s'est-il passé? Il m'est déjà arrivé de me réveiller le dimanche dans un lit inconnu, après des soirées mémorables, auprès des conquêtes de la veille. Hier, en m'endormant, je...

Quel jour sommes-nous? J'ai l'impression d'avoir dormi une éternité. J'écoute. Silence. Le bruit des oiseaux. Des voix dehors, mais je n'entends pas ce qu'elles disent. J'ouvre les yeux doucement.

Et je ne comprends pas. Je ne suis vraiment pas chez moi. Je me trouve dans un lit à baldaquin assez large pour contenir trois personnes, aux draps de soie rose, recouverts par une couverture mauve richement brodée, parsemée de motifs compliqués, cousus de fils dorés. Le reste de la chambre est du même acabit. Le sol est couvert de moquette fine rose, quelques tapis sont adroitement disposés ça et là. Il y a effectivement une fenêtre ouverte en face de moi, donnant sur un balcon de taille moyenne. Des rideaux de soie blanche entourent la fenêtre. On dirait une chambre de roi dans les vieux films de capes et d'épées.

Dans quel film je joue, là?

Je me lève comme dans un rêve. Je traverse la pièce lentement. Je me penche à la fenêtre. Et le regrette aussitôt.

Je n'oublierai jamais cet instant. Le paysage qui me fait face est irréel. Je suis dans une espèce de tour, semble t-il, appartenant à un château du plus pur style Renaissance, comme ceux que l'on peut encore trouver en France, le long de la Loire. Au loin sur la droite s'étend une ville. Je vois des gens, des habitations, des rues pleines de monde. Certaines constructions de forme inédite pour moi s'élèvent à l'assaut du ciel. L'architecture générale est inhabituelle, toute de courbes et d'espace. Assez agréable. Sur la gauche il y a la mer. Un port, des bateaux. Rectification: de somptueux navires. Un bras de terre se fraye un passage en mer, et sert de base à ce qui semble être un phare, de taille respectable. Plus loin sur la droite on devine le commencement d'une forêt. Le château dans lequel je me trouve est excentré par rapport à la ville. Le peu que j'en vois de ma fenêtre semble appartenir à un ensemble magnifique, à l'image de la chambre. Des oiseaux azurés ont élu domicile sur la toiture d'un cloître en contrebas. Je les suis des yeux lorsqu'ils s'envolent vers le ciel. Le ciel! Mon cœur s'arrête de battre. Il y a trois lunes dans le ciel.

Pendant un instant fugitif le temps semble s'arrêter. Une seconde passe qui dure une éternité. Le temps de graver à jamais cette vision dans ma mémoire. J'ai peur.

Je crois que je sursaute quand j'entends une voix derrière moi. Le charme est rompu, je me retourne vivement. En face de moi se trouve un homme plutôt grand, au teint hâlé, à la barbe rousse et au regard perçant. A son côté pend une rapière de bonne taille. Des films de cape et d'épées, ai-je dit? Ses vêtements sont extravagants. Des bottes de cuir à la tunique, on jurerait un héros issu des Sagas. Il me parle dans une langue inconnue, et semble étonné par mon absence de réponse. Je suis trop abasourdi pour penser de manière rationnelle. Je crois que je bafouille quelques mots d'islandais, sans grand succès. Je me sens stupide. Et j'ai peur. Une peur terrible qui me paralyse et me noue les entrailles. Je me sens un peu rassuré par la perplexité que je devine sur le visage de l'individu. Je ne suis pas le seul à ne rien comprendre.

Par gestes, il me fait signe de rester ici. Je ne bouge pas, je ne réagis pas. Il quitte la pièce sans se retourner et ferme la porte à clé. J'entends le bruit du verrou qui coulisse.

Je reste seul avec mes angoisses, les milliers de questions qui se bousculent dans ma tête, et le gazouillis des oiseaux.

 

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Trois jours!

Je suis resté trois jours enfermé dans ma nouvelle chambre sans que rien de particulier ne vienne modifier la situation. J'appelle jour la période de temps qui s'étale entre deux levers de soleil, mais il semble que le cycle dure ici plus de 24 heures. J'ai l'impression d'être ici depuis une éternité, pas depuis trois jours. Peut être que tout ceci, la lenteur apparente avec laquelle le temps s'écoule, n'est qu'une conséquence de mon emprisonnement et de mon ennui. Je me console en me disant que, sur Terre, je me suis toujours plaint de la brièveté des journées qui ne me laissaient jamais le temps de faire tout ce que j'envisageais.

La Terre. Je suis maintenant persuadé de ne plus être sur Terre. Je passe mes journées à tourner en rond ou à observer le monde extérieur, et j'ai pu y voir assez de preuves irréfutables en ce sens. Ne serait-ce que ces trois lunes qui trônent majestueusement au milieu du ciel. Deux d'entre elles sont de taille à peu près égale à celle de la lune terrestre. La troisième est bien plus imposante et semble défier la pesanteur, accrochée à la voûte céleste comme un vulgaire Post-It sur mon moniteur. (Je suis programmeur, peut être ai-je oublié de le préciser.)

Le Soleil, ensuite. Il est rouge. Rien à voir avec le Soleil de notre bon vieux système solaire. Il est rouge et bien moins brillant: on peut le regarder en face sans cligner des yeux. Sans doute une étoile sur la fin de sa vie. Je n'ai que peu de connaissances en astronomie. N'est-ce pas cela qu'on appelle une naine rouge? Le soir il vire au pourpre en même temps qu'il descend vers la mer. Le ciel se colore alors de teintes étonnantes, où règnent le violet, le rouge et l'orange. Le spectacle est fascinant, d'une beauté qui m'est inconnue sur Terre. J'ai visité l'Islande et la Norvège de nombreuses fois: le Soleil de minuit du Cap Nord n'est qu'une pâle imitation de la fresque sanglante qui se dessine ici chaque soir! Le Ragnarök en direct. Le Crépuscule des Dieux! Une ambiance digne de Wagner, où je m'attends presque à voir surgir les Walkyries ou le dragon Fafnir.

Je ne suis donc que peu surpris lorsque, au cours de ma deuxième journée de captivité, je crois voir s'envoler au loin ce qui m'a tout l'air d'être effectivement un authentique dragon! Une créature volante au moins, et chevauchée par un être humain. Mes observations se portent également sur les habitants de la ville qui s'offre à ma vue. Je ne les distingue pas très bien, étant à une distance respectable, mais jusqu'ici ils ont l'air à peu près humains! Sauf cet impensable dragon qui, si vous me pardonnez cette expression si peu adaptée à la situation, me remet les pieds sur terre: je ne suis plus sur ma planète natale.

Chaque matin au pied de la porte je trouve de la nourriture pour la journée. Je suppose que mon ou mes hôtes me l'apportent avant mon réveil pour éviter... pour éviter quoi, après tout? Que je profite de l'occasion pour tenter de m'échapper? C'est ridicule. Je ne sais même pas si je suis réellement prisonnier, ni où je me trouve, ni même simplement ce qui se passe. Je suis tout simplement perdu. Je ne sais pas quoi penser. Et pour le moment je me contente d'attendre passivement, de voir comment la situation va évoluer.

La nourriture est intéressante. Il y a là du classique et du moins classique. Il y a des fruits - je suppose! - délicieux, d'une saveur inconnue, dont la forme rappelle vaguement celle des poires, mais de couleur rouge vif, et la peau est plus granuleuse. Il y a également quelque chose qui ressemble fort à du pain au premier abord, autant visuellement qu'au toucher. Mais le goût est très différent, beaucoup plus fort, et l'aliment semble fondre dans la bouche. Le seul élément liquide, c'est de l'eau. Pure, fraîche, agréable, mais tout ce qu'il y a de plus normale. Idem pour quelques morceaux de viande séchée d'origine indéfinissable, dont le goût est masqué par celui du sel. Pas de steak de dragon, donc!

Dans ma chambre je commence à trouver le temps long. Ma peur initiale a vite disparu, à mon grand étonnement. En toute logique je devrais être pris de panique, peut être même hurlant et frappant la porte comme un damné. Mais non, je me surprends même à observer avec intérêt les moindres détails exotiques de la pièce, les motifs qui décorent les tapis ou la géométrie des murs... J'analyse froidement tout ce qui m'entoure, ce que je vois, ce que je ressens. Je vis la situation de manière très détachée, comme si elle ne me concernait pas, comme si je n'étais qu'un spectateur passif en visite dans le corps d'un autre. Je ne suis pas sur ma planète. Mais je sais bien que c'est impossible. Où suis-je alors? J'ai vu un dragon. Il y a trois lunes dans le ciel. Je ne suis pas sur Terre. Suis-je devenu fou? Tout ça me paraît irrationnel, mais pas plus que mon absence de réaction. Une idée me frappe. La nourriture était-elle droguée? Mes hôtes ont-ils drogué mes repas de manière à ce que ma peur disparaisse? Qui sont-ils? Quelle est cette langue qu'ils parlent et que je ne comprends pas? Trop de questions, trop de choses. Je tourne en rond dans ma cage dorée.

 

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Le matin du 4ème jour me réserve une surprise.

Je me lève sans conviction, sans doute assez tard, presque déjà résigné à passer ici une journée de plus. Je suis assis sur le bord du lit, le regard vague, dirigé vers la porte.

Un bruit dans mon dos.

Pendant une seconde je sens ma peur revenir, mais je me ressaisis vivement et me retourne. Il y a une petite fille assise tranquillement en tailleur sur le sol, qui me fixe intensément. Son visage est impassible. Il ne contient pas la moindre trace de sourire ou d'animosité, il est juste neutre. Mais ses yeux parlent à sa place: un regard perçant, direct, inquisiteur, flamboyant. Et jaune. Cette fille a les yeux jaunes! Peau blanche, cheveux noirs, yeux jaunes. Une figure féline et des yeux de chat.

Je suis à la fois fasciné et mal à l'aise. Mettez-vous à ma place! Me voici nu sur un lit qui n'est pas le mien, dans une chambre qui n'est pas la mienne, vraisemblablement sur une planète qui n'est pas la mienne non plus, devant une créature sans doute extra-terrestre sortie de nulle part, dont j'ignore les intentions. Avec des yeux jaunes.

Il y a un silence qui semble s'éterniser. La petite fille me parle. Mais je ne comprends pas ses paroles. Elle n'a pas la voix fluette à laquelle je me suis attendu, plutôt une voix ferme et assurée. Je ne lui donne pas plus de 13 ou 14 ans d'après son allure physique, mais que puis-je savoir de la morphologie extra-terrestre, après tout? D'une voix aussi normale que possible je lui dis que je ne comprends que l'islandais, désolé. A ma grande surprise, elle sourit et une voix résonne à l'intérieur de mon crâne.

Je vous disais juste bonjour.

Je dois ouvrir de grands yeux effarés significatifs, puisque j'entends l'équivalent mental d'un grand rire cristallin.

N’ayez pas peur ! Ce n’est que moi !

Je la regarde sans comprendre.

Je suis télépathe. Ce moyen de communication passe outre la barrière du langage . Mais continuez à parler, ça m’aide à visualiser vos pensées, qui ne sont pas très claires.

- Je... Je suis désolé...

C’est normal, c’est toujours comme ça chez les aveugles-mentaux.

Ouch!

- Les aveugles mentaux! Mon Dieu.. Les habitants de cette planète sont ils tous télépathes? Non bien sûr, sinon les... aveugles-mentaux n'existeraient pas...

Nouveau rire cristallin.

Ils ne sont pas tous télépathes ! Ils sont tous aveugles-mentaux ! Je suis la seule car je suis une hors-monde. Qui est Dieu ?

Incompréhension de ma part.

- Quoi?

Vous avez utilisé ce terme, qui m’est inconnu. L’idée que vous en avez est très floue, je ne la comprends pas.

Insensé! Délirant! C'était bien le moment d'aborder un sujet pareil! Mais je suis tellement sous le choc que je réponds machinalement:

- ce...ce n'est qu'une expression.. Je... suis plutôt athée.

Je ne comprends pas.

Hmmm. Forcément. Là où on ne connaît pas Dieu, on ne doit pas plus connaître l'athéisme. Je laisse échapper un grand rire. Je suis en train de discuter théologie avec un extra-terrestre télépathe! La situation est grotesque. Mais pas plus que tout ce que j'ai vu depuis mon arrivée ici. J'opte pour le détachement.

- Je suppose que ça n'a pas d'importance... En tout cas je préfère laisser cela pour le moment, mais il faudra que nous creusions la question un de ces jours. Dites-moi à votre tour: qu'est-ce qu'un hors-monde?

Un hors-monde ? Quelqu’un qui n’est pas né sur Amarante.

- Amarante? C'est le nom de cette planète?

La réponse tarde à venir. Les yeux de la petite fille se brouillent. Elle se lève. Elle ne fait pas plus d'1m60. A part ça elle est ravissante. Ses yeux. Ce sont ses yeux hypnotiseurs qui attirent invariablement le regard. Sa petite taille conforte mon estimation première relative à son âge. Même si je sais pertinemment que mes références terriennes n'ont sans doute pas cours ici. La taille moyenne des individus dépend de leur niveau de vie, de la qualité de leur alimentation, également de la force de gravité en vigueur sur cette planète. Je rectifie mentalement: sur Amarante! Un nom parfait à vrai dire, étant donné la couleur du Soleil et du ciel. La gravité ne doit d'ailleurs pas être très différente de la gravité terrienne, car je n'ai pas noté de différence de poids flagrante lorsque je me déplace. Par ailleurs le premier homme que j'ai rencontré sur Amarante et avec lequel je n'ai pas réussi à communiquer était plutôt grand. J'en déduis que la planète est d'une manière générale semblable à la Terre de ce côté là, et que mes estimations pour la petite fille peuvent être valables. Mais l'homme est un autochtone, et elle est une hors-monde, ce qui change toutes les données du problème. En résumé, je ne peux rien faire comme suppositions à son sujet.

Ainsi c’est donc vrai. Vous êtes aussi un hors-monde.

Allons bon! Bien sûr. Que croyaient-ils?

- En tout cas je ne suis pas né sur Amarante. Je suis né sur Terre.

Elle penche la tête sur le côté et a un sourire désarmant. J'ai l'impression qu'elle va se mettre à pleurer.

Je… je suis heureuse de rencontrer un autre hors-monde. J’espère que nous serons amis.

Je comprends alors. Si elle est la seule hors-monde des environs, voire de la planète, elle a du être constamment rejetée par les uns et les autres, exclue des cercles de jeux des autres enfants, peut être même privée de l'affection d'un père ou d'une mère. Bref, c'était sans doute une victime de plus du racisme. Un racisme particulier certes, interplanétaire, mais un racisme tout de même. Sans doute de forme différente de celui qui sévit sur Terre, sans doute aussi cruel, peut être encore plus difficilement surmontable. Pensez-donc, des hors-monde... Je repense aux petits hommes verts, aux Sélénites, aux canaux de Mars, à la fièvre qui entourait sur Terre chaque allusion à la vie extra-terrestre... Là bas, je ne sais même pas si elle aurait eu la vie sauve. Quoi qu'il en soit, ici elle vit encore. Et moi aussi. Nous sommes deux extra-terrestres débarqués en terre étrangère. Dans la seconde je me sens plus proche d'elle.

- Je l'espère de tout cœur! Mon nom est Janed.

Je suis contente de faire votre connaissance, Janed. Je m’appelle Nellika.

Un bruit dans mon dos. J'entends le verrou de la porte qui coulisse et je me retourne. La porte s'ouvre et un homme rentre en trombe dans la chambre. C'est l'homme que j'ai rencontré le premier jour. Il me jette un regard rapide et fait le tour de la pièce des yeux. Il a les sourcils froncés mais l'expression de son visage n'est pas vraiment menaçante. Il a plutôt l'air... inquiet, peut être. Je jette un œil dans mon dos: la petite fille a disparu. L'homme me regarde dans les yeux et me pose une question que je ne comprends pas. Est-il télépathe, lui aussi? Je secoue la tête en fermant les yeux. Il pousse un soupir, fait demi-tour et quitte la pièce. Le verrou, à nouveau.

Je reste seul.

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Nellika revint me voir le soir même. J'étudiais une fois de plus la ville au loin, en grignotant un de ces fruits rouges inconnus qui m'étaient servis chaque jour. Je frissonnais légèrement. Il ne faisait pas très chaud à l'extérieur. Le climat était semblable à celui de l'Islande en plein mois de Juillet: la température ne dépassait pas 10 degrés à midi, et tombait complètement le soir venu. La faible intensité des rayons solaires expliquait sans doute tout. Je devais être en train de rêvasser, perdu dans ma contemplation, quand je perçus une présence dans mon dos.

Elle était là, me fixant avec ses yeux jaunes en amande. La porte était toujours fermée. Comment était-elle entrée? Je n'en avais pas la moindre idée.

Bonsoir, Janed.

Impressionnant, cette voix dans ma tête. Comme si j'avais un walkman incrusté dans le cerveau.

- Bonsoir, Nellika.

Ca ressemble à votre monde ?

- Oh... Oui, sans doute. Il y a quelques détails qui changent, bien entendu. Chez moi il n'y a qu'une lune, et le ciel est différent. Mais dans l'ensemble je suppose qu'Amarante et la Terre doivent avoir beaucoup de points communs. Je n'ai pas eu l'occasion de faire beaucoup de tourisme jusqu'à présent, vois-tu?

Elle semble trouver ça drôle. Son rire silencieux résonne dans mon crâne.

Ils ont peur de vous. C’est pour ça qu’ils vous gardent ici en attendant la guérison de maître Kanyl. Il a perdu beaucoup de force pour vous trouver et vous faire venir, et sans lui ils ne savent pas quoi faire.

J'ouvre de grands yeux.

- Hein? Peur de moi? Je suis perdu, Nellika. De qui parles-tu? Qui est Kanyl? C'est à cause de lui que je suis ici?

Je lis la perplexité sur son visage.

Vous ne savez rien ? Ils ne vous ont rien dit ?

- Rien dit? Je n'ai vu qu'un seul homme à part toi et je ne comprends pas un mot de ce qu'il baragouine, nom d'un chien!

La situation semble beaucoup amuser la petite fille.

C’est vrai ! J’avais oublié ! Alors je suis la seule à pouvoir parler avec vous ! Pour une fois je suis bien contente d’être une télépathe.

- M'expliqueras-tu enfin...?

Kanyl est le maître-sorcier de Shanya. Il est très craint et respecté, car sa magie est grande. C’est lui qui a conçu le sortilège qui vous a amené ici. Mais même maître Kanyl n’a pas pu supporter la puissance nécessaire à la pratique d’un tel sort. On dit qu’il s’est écroulé à la fin du rituel, et que depuis il est resté alité et inconscient. Mais dame Verona veille sur lui, bien sûr.

Je laisse échapper un juron.

- Il m'a fait venir? Je ne comprends pas. Comment a t-il fait? Et pourquoi moi?

Kanyl fait ce qu’il veut. C’est le plus grand magicien du Springar ! Même les sorciers du Leto le craignent. Il vous a fait venir pour que vous l’aidiez à détruire les monstres que le Chaos nous envoie.

C'est plus que ce que je peux entendre! De la magie? Le Springar? Le Leto? Et le Chaos maintenant! C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Trop de choses, trop vite. Je demande grâce.

- Assez! Tais-toi! Bordel, mais qu'est-ce que c'est que ces salades?

Nellika a un mouvement de recul, mais ne semble pas effrayée par ma colère. Je donne un coup de poing contre le mur. Mes nerfs sont à vif. Je crois que je lui hurle dessus:

- Ca n'existe pas, la magie! Pourquoi pas croire en Dieu aussi?

Moins fort ! Ne criez pas. Ils ne savent pas que je suis ici.

Des milliers de questions se pressent sur mes lèvres, mais je n'arrive pas à formuler la première. Je me laisse tomber sur le sol, l'esprit comme un puzzle.

Encore ce mot que je ne comprends pas ? Dieu ?

Et allez donc!

- Rien, rien! C'est comme ça qu'on appelle la magie chez moi.

Vous ne croyez pas en la magie ?

- Non! Non! Je suis programmeur. Je crois en la logique! Il me faut des choses carrées, structurées. Du rationnel!

Je ne comprends pas ‘programmeur’. Le concept de rationalité m’échappe un peu également.

Je pousse un profond soupir. Comment expliquer ça a une gamine? De toute manière je n'ai pas du tout envie de me lancer là dedans. Mon esprit est ailleurs. La discussion échappe à mon contrôle et s'éparpille dans toutes les directions. J'ai l'impression d'avoir raté des bribes d'information importantes. Je déteste ça.

- Stop! Je demande une pause. Oublions tout ça et...

J'entends un bruit derrière le mur, le verrou qui coulisse, la porte qui s'ouvre. Nellika s'est précipitée derrière le grand lit. Recroquevillée contre le sol, de manière à rester invisible, elle s'immobilise.

Je reste assis devant la fenêtre sans lui jeter un seul regard. Le moindre mouvement des yeux dans sa direction pourrait trahir sa présence.

L'homme à la barbe rousse, que j'ai déjà vu deux fois dans cette pièce maintenant, entre dans la chambre. Sans doute alerté par mes cris. Il n'a heureusement rien compris à mes paroles. Peut-être les a t-il interprétées comme des manifestations colériques contre la détention arbitraire dont je fais l'objet. En tout cas il me parle d'un ton rassurant, comme pour s'excuser du traitement qu'on me fait subir contre ma volonté. Je lui fais un signe de la main et un sourire pour lui faire comprendre que j'ai compris. Que je me suis laissé emporter. Que tout va bien en fait. Il semble comprendre, et sans un regard quitte la pièce. J'attends que le bruit des pas ait disparu. J'attends une ou deux minutes supplémentaires en silence. L'espiègle Nellika n'a pas bougé d'un pouce.

Il est parti ?

- Oui, oui. Il est parti. Qui est-ce?

Il s’appelle Sid. C’est l’élève de maître Kanyl. Il l’assistait lors de votre arrivée. C’est le fils d’Erich Firefinn et de Kerstin Aaron.

- Il te cherchait ce matin, n'est-ce pas?

Oui. Je ne suis pas censée être ici. « C’est un endroit dangereux pour une petite fille. »

La dernière phrase résonne dans ma tête avec une voix masculine. Etonnant! Comme si j'entendais par l'intermédiaire de Nellika la phrase originale, sans doute prononcée par ce Sid. La sémantique également me laisse perplexe.

- Dangereux? C'est moi qui suis dangereux?

Bien sûr ! Vous êtes celui qui doit vaincre le Chaos. Vous ne pouvez donc être que quelqu’un de dangereux. Selon une rumeur qui circule, vous êtes également responsable de l’état de maître Kanyl. Vous l’auriez frappé dès votre arrivée à Shanya, mécontent d’y avoir été transporté sans qu’on vous ait demandé votre avis. Et l’homme capable de faire du tort à maître Kanyl ne peut être qu’extrêmement puissant et dangereux !

Je sens l'ironie qui se cache derrière ces pensées. Etant télépathe, elle sait sûrement aussi bien que moi que c'est grotesque. Je n'ai rien de dangereux, je ne suis pas celui qui - je ne peux pas m'empêcher de rire à cette idée - vaincra le Chaos, et je ne sais même pas à quoi ressemble ce Kanyl.

Oui, je sais que la rumeur est fausse. Je l’ai lu dans l’esprit de Sid. Il était là. J’ai revu la scène par ses yeux. Vous n’avez pas frappé maître Kanyl, il est tombé tout seul.

- Et pour le reste? Je vaincrai le Chaos, tu crois?

Je ne vois pas le futur.

- Nellika, s'il-te-plait. Je voudrais reprendre cette conversation sur de bonnes bases. Quelque chose de très simple: je pose des questions et tu réponds. Un jeu à sens unique, d'accord? Ensuite, lorsque je n'aurai plus de questions, ce sera à ton tour, tu pourras me poser autant de questions que tu le désires.

Entendu.

- Bien. Laisse moi réfléchir. Reprenons depuis le début, veux-tu? Quelle est le nom de cette planète?

Amarante.

- Où se trouve t-elle?

Comment cela ?

- Dans l'espace. Où est-elle située par rapport à la Terre? Le sais-tu?

Non. Je ne connais pas de monde nommé Terre.

- Bon, je m'y attendais, ce n'est pas grave. Autre chose alors: où suis-je exactement?

A Shanya. C’est le nom de ce château. La ville que l’on aperçoit de la fenêtre, c’est Shanya-Vitalis. C’est la plus grande ville du Kato avec Tanärinn.

- Le Kato?

C’est ainsi que cette région s’appelle. Il y a aussi le Leto et le Nato, et l’ensemble forme le Springar, qui est un des continents d’Amarante.

- D'accord, je commence à y voir plus clair. Bon. Comment suis-je arrivé ici? Par... magie?

Oui. Grâce à un sortilège de maître Kanyl.

- D'accord, d'accord. Je suis prêt à accepter cette explication. Pour le moment. Ca ou autre chose. Dans un monde à trois lunes, tout peut arriver. Comment s'appellent les lunes? Ont-elles des noms particuliers?

Oui. La grande s’appelle Iris, les deux autres Vangeline et Vinell. On dit que je suis née sur Iris.

- Oh! Je vois. Et comment es-tu arrivée ici?

Je ne sais pas. Je ne m’en souviens plus. J’étais trop petite.

- Quel âge as-tu?

J’ai six ans.

Six ans? Bien sûr. C'était une question idiote puisque je ne connaissais pas la durée d'une année ici! Elle pouvait très bien être vieille de plus de 80 années terrestres si la période de révolution d'Amarante autour de son Soleil était beaucoup plus importante que son homologue terrienne. Et d'ailleurs, le terme année ici désignait-il bien le temps d'une révolution?

- Ce te parait plausible si je te dis que j'ai 34 ans?

Elle me regarde avec des yeux ronds, incrédule. Visiblement non, ça ne paraît pas très vraisemblable selon les normes en vigueur.

- Bon, oublie ce que je viens de dire. Autre question: pourquoi m'a t-on fait venir?

Pour nous aider à vaincre le Chaos.

- Humpf... Le Chaos?

C’est notre ennemi à tous. Maître Kanyl a dit que son sortilège ramènerait vers nous la personne la plus apte à vaincre le Chaos.

- Je ne suis pas sûr d'aimer ça, Nellika. Le Chaos? Je ne sais même pas ce que c'est. Du moins je doute que ce que tu appelles Chaos soit la même chose que l'objet d'étude des chaoticiens terriens! Comment veux-tu que je...me batte contre quelque chose que je ne connais même pas?

Kanyl vous apprendra. Il sait ce qu’il fait. Si vous êtes là, c’est que c’est votre place.

- Tu sembles avoir une confiance aveugle en lui! Et s'il se trompe? Et s'il meurt?

Ne dites pas ça ! Maître Kanyl ne se trompe jamais !

- Il ne se trompe jamais, hein? Ca ne l'a pas empêché de se retrouver blessé et inconscient, peut être dans le coma pour toujours! Est-ce un Dieu? Non!

Je ne sais pas ce qu’est un Dieu.

- Eh bien c'est Kanyl! Un être supérieur en qui tu as une confiance aveugle, qui ne peut jamais se tromper, auquel tu consacres ta vie même s'il n'existe aucune preuve tangible de son existence! Un guide que tu suis comme un mouton, dont la parole ne peut jamais être mise en doute! Quelqu'un a qui tu relègues ta faculté de penser, qui dictera tes pas et tes actes! Parce qu'il faut quelqu'un pour montrer la voie, parce que l'inconnu fait toujours peur. Il faut quelqu'un pour donner des solutions, toutes faites, parce que c'est plus facile et ça libère l'esprit. Il faut quelqu'un pour jouer à la fois le rôle du bouc émissaire et du bourreau, parce qu'on ne veut être ni l'un ni l'autre. Il faut quelqu'un parce qu'on refuse d'être seul. Au diable! Les idoles sont faites pour être copiées, dépassées et piétinées, pour faire bouger les choses, pour faire avancer un peu l'histoire de la race humaine, pas pour pétrifier l'esprit, la parole et les actes dans une contemplation béate et satisfaite de son propre nombril. Les élèves doivent dépasser les maîtres! L'école ne sert qu'à ça. Ouvrez vos yeux, pour une fois! Soyez lucides! Soyez libres! Libres d'agir selon votre propre volonté!

Je m'emporte, mes paroles m'échappent, mes pensées s'éparpillent. Nellika me regarde, l'air éberlué. Maintenant elle doit avoir une bonne idée de ce que je pense de la religion ou des divinités! J'essaye de me calmer, mais la situation n'est pas facile à vivre pour moi. Perdu sur une autre planète, intronisé vainqueur d'un ennemi planétaire nommé Chaos, recruté de force par un demi-Dieu invisible via un sortilège magique ou je ne sais quoi: trop pour moi! Sur Terre je ne suis qu'un programmeur comme beaucoup d'autres. Pourquoi est-ce que je me retrouve embarqué dans un sac de nœuds pareil?

Je… je devine ton trouble, Janed.

L'air désolé de la jeune fille me rend tout honteux d'avoir ainsi perdu mon sang froid.

- Excuse moi. Je suis stupide. Je crois que j'en ai assez entendu pour aujourd'hui.

Alors parle moi de ton monde, je t’en prie !

Pourquoi pas? Selon notre accord, c'est à elle de poser les questions.

Je lui parle de la Terre, de ses habitants, de la vie là bas. Je lui parle des coutumes, des institutions, des paysages, des fjords, de tout ce qui me passe par la tête. Nellika a mille questions sur tous les petits détails de ma vie quotidienne, et je réponds du mieux que je peux. Je parle, je parle pendant des heures, comme un automate. La nuit est tombée depuis longtemps maintenant. Au beau milieu d'une phrase je me rends soudain compte que la petite fille s'est endormie par terre, la tête lovée au creux de son bras. Je suis fatigué, moi aussi. J'ai beau ne rien faire physiquement de mes journées, mon mental est mis à rude épreuve! Aussi délicatement que possible, je la soulève du sol, et la porte dans mes bras jusqu'au lit. Je l'y installe sans la réveiller. Une couverture pour la protéger du froid. Sa respiration est régulière, elle dort paisiblement. Je m'installe sur le tapis au pied du lit, comme un chien qui veille sur sa maîtresse. Je m'endors immédiatement, et dans mes rêves je vois des Sélénites aux yeux jaunes sur de gros dragons verts donner la chasse aux légions du Chaos.

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Lorsque je me réveille on parle dans la chambre. Le débit est rapide, le ton celui des remontrances, la voix masculine. La rudesse de ma couche rappelle à moi les souvenirs de la veille.

Malédiction! Nellika a dormi dans mon lit, et c'est l'homme à la barbe rousse qui lui fait maintenant des reproches. Sid! Il a du la découvrir en m'apportant comme chaque jour de la nourriture pour la journée. Je maudis ma stupidité sans bornes. C'était bien la dernière chose à faire que d'installer la gamine dans mon lit! Je me redresse et invective l'homme d'une voix forte:

- Sid!

Il me regarde stupéfait. Visiblement j'ai bien prononcé son nom. Son regard passe de Nellika à moi, et je devine le cours de ses pensées. La petite fille s'est levée et se tient debout, proche de la porte, près de l'homme, fixant le sol. Sid lui dit quelque chose. La jeune fille fait oui de la tête rapidement. Alors Sid entraîne Nellika par le bras et les deux quittent la pièce.

Je me dirige vers la porte, récupère le plateau quotidien contenant ma pitance, et j'entame mon petit déjeuner.

Il était facile de deviner ce qui s'était passé. Les hors-monde étaient rares sur la planète, d'après ce qu'avait dit Nellika. Il devait être tout aussi rare de rencontrer des étrangers ne parlant pas la langue de la région. Et Nellika ne devait sans doute jamais avoir eu affaire à l'un d'entre eux, donc ne devait jamais avoir dialogué avec eux télépathiquement. Les gens d'ici ne devaient jamais s'être rendus compte qu'elle pouvait communiquer ainsi avec n'importe qui, comme aujourd'hui avec moi. Enfin, maintenant ils savaient, la balle était dans leur camp. Je terminai de manger et m'allongeai en attendant la suite des événements.

Je n'eus pas longtemps à attendre.

Quelques instants plus tard la porte s'ouvrit à nouveau, laissant la place à trois personnages: Sid, Nellika, et un vieil homme que je n'avais pas encore vu. Tout-à-fait le genre de figure que des bigots anthropomorphiques pourraient prêter à Dieu-le-Père! Un visage noble, un port de tête altier, une impressionnante barbe blanche, et des yeux bleus encore vifs. Etait-ce ce fameux Kanyl, ce maître sorcier si habile et si respecté? Il avait le physique de l'emploi, pour autant que je puisse en juger. Après tout je n'avais jamais vu de magicien de ma vie.

Les trois personnages me firent face tandis que je m'asseyais sur le rebord du lit. Ils n'avaient pas l'air menaçants ou fâchés par la découverte de Nellika dans ma chambre. Le visage de la petite fille était même souriant, mais j'avais l'impression que je ne pouvais pas me fier à ça pour évaluer une situation. Les visages de Sid et de Dieu-le-Père étaient deux masques sans émotion, impassibles. Sid dit un mot à Nellika, qui prit la parole, si j'ose dire.

Bonjour Janed.

- Bonjour Nellika. Comment dit-on bonjour dans votre langue?

Oh… La formule la plus polie est « Goya’drianourin ».

Je m'inclinais deux fois vers les deux hommes et répétais le mieux possible la phonétique de l'expression consacrée. Les deux hommes parurent surpris, puis sourirent enfin, l'air amusé, ce qui me soulagea définitivement. J'avais prononcé mes premiers mots en amarantin!

- Goya'drianourin, répondit Sid.

- Goya'drianourin, répondit Dieu-le-Père.

Ils veulent que je serve d’interprète. Ils ne savaient pas comment communiquer avec vous jusqu’à ce qu’ils comprennent, en me trouvant ici, que mes dons mentaux pouvaient les aider.

- Excellent! Je vais peut être enfin pouvoir sortir d'ici!

Il y eut un échange entre Nellika et les deux hommes.

Ils consentiront à vous laisser une liberté restreinte si vous promettez de ne pas sortir du château et de ne blesser ou tuer personne.

- Hein? Vous êtes malades!...non, excuse moi Nellika, je veux dire... Vous vous trompez à mon sujet, je ne suis pas dangereux et je n'ai pas l'intention de faire du mal à qui que ce soit!

Je sais, mais eux ne le savent pas. Je leur ai dit que nous pouvions vous faire confiance. Ils ont également vu que vous ne m’aviez fait aucun mal, et je crois que vous allez pouvoir sortir.

- J'avoue que ça me plairait assez.

Nouvel échange.

Erich s’excuse du traitement que vous avez subi. Vous allez pouvoir sortir mais avant il faut que vous répondiez à ses questions.

- Erich?

A ce moment l'homme à la barbe blanche s'inclina devant moi et je compris qu'il s'agissait de lui.

Oui, Erich Firefinn, c’est le père de Sid. Il n’est pas magicien mais il connaît énormément de choses. Il a beaucoup voyagé, et Amarante n’a pas de secrets pour lui ! Maître Kanyl étant toujours alité, c’est lui qui prend les décisions maintenant.

Mon esprit terrien, mesquin et cynique, sans doute corrompu par trop de lectures douteuses ou abruti par la télévision ne put s'empêcher de se demander un fugitif instant si Erich n'était pas le véritable responsable, d'une manière ou d'une autre, de l'alitement de Kanyl. Il aurait pu monter un complot quelconque pour commander à sa place et prendre le pouvoir. Mais c'était complètement grotesque, Erich avait l'air on ne peut plus paisible et sage, pas du tout le genre à ourdir de sombres plans machiavéliques. Mais que diable! J'étais Terrien, et la race humaine est souvent lamentable.

La race humaine? Eh bien! Ils étaient humains également, non? A part Nellika, hors-monde aux yeux jaunes qu'on ne pouvait pas ne pas remarquer, les deux spécimens amarantins que j'avais devant moi, Sid et Erich, ressemblaient fort à des Terriens. En fait, on ne les aurait probablement jamais remarqué sur Terre au milieu d'une foule d'authentiques Terriens. C'était plutôt étonnant. Mine de rien, j'avais en face de moi trois extra-terrestres! Je me rendis soudain compte de ce que ça signifiait. Je n'avais même pas réalisé, mais c'était la preuve de la réalité de la vie extra-terrestre! Je n'ai jamais beaucoup participé à tous ces débats sur Terre: toutes ces histoires d'OVNI et autres hallucinations collectives m'ont toujours laissé de marbre. J'étais vaguement convaincu que dans un coin du cosmos il devait bien exister quelque chose, une forme de vie quelconque. Mais les détails importaient peu: qu'elle soit animale ou végétale n'avait aucune importance, la science terrienne ne permettait pas de trancher ou d'affirmer quoi que ce soit, et ne le permettrait sans doute pas avant longtemps. Toutes ces discussions étaient oiseuses et vaines, et ne menaient à rien. Ma conviction d'alors était purement mathématique. Les lois des probabilités uniquement m'avaient amené à dire que, dans un univers infini, il aurait été très prétentieux de penser que nous étions les seuls êtres vivants. Ces mêmes lois indiquaient que non seulement il était très improbable que nous soyons seuls, mais également plus que raisonnable de croire que nous étions très nombreux dans l'univers. Un cynisme bien naturel basé sur mon expérience de la manipulation des foules avait immédiatement imposé un veto à cette première idée: les statistiques, on leur fait dire ce qu'on veut. D'un autre côté, j'avais assez étudié la théorie de l'information dans ma vie et assez pratiqué la compression de données pour savoir que les lois statistiques pouvaient être très valables, très puissantes et très utiles. Au final, j'avais vaguement accepté l'idée de la vie extra-terrestre avant de la ranger dans un coin de mon cerveau, avec toutes les connaissances inutiles qu'un homme peut entasser dans sa vie.

Mais ça, ça changeait tout. C'était la remise des pendules à l'heure. Non seulement la vie extra-terrestre existait, mais en plus elle était, pour ce que j'en avais vu jusqu'à présent, très similaire à la vie telle que je la connaissais sur la Terre. C'était une coïncidence ahurissante. Sur les milliards de possibilités qu'avait eu la vie pour émerger, sur les milliards de formes que pouvait revêtir les individus issus de l'évolution et de la sélection naturelle, il était douteux de penser que le processus pouvait générer deux entités humanoïdes semblables. Sur Terre, je passais pour un expert des algorithmes génétiques. Et c'est le verdict de l'expert que je rendais ici: impossible! C'était un coup à devenir croyant sur l'heure.

Dieu a créé l’homme à son image. C'était une explication si tentante, si simple... et si primitive! Mais après tout, si jamais je devais croire à la magie...

Il y eut un nouvel échange verbal entre Nellika et Erich.

Il voudrait savoir ce que vous connaissez du Chaos.

- Moi? Rien! Je te l'ai dit, Nellika.

C’est ce que je lui ai dit. Mais il a du mal à l’accepter. Vous comprenez, ils ont investi beaucoup d’efforts et d’espoirs dans ce plan. Avec vous, ils pensaient enfin en finir avec le Chaos. Si jamais il s’avère que vous ne pouvez leur être d’aucun secours, la guerre risque de s’éterniser.

- La guerre!

De surprise, j'avais laissé échapper cette exclamation. La situation n'était pas tout-à-fait celle que j'avais imaginé.

- Nellika, tu ne m'as jamais parlé de guerre! Qu'est-ce que c'est que cette histoire?

Je vous ai dit que le Chaos était notre ennemi ! Qui dit ennemi dit guerre. Je croyais que vous aviez compris.

- Je...Non, ça m'avait échappé. Ca fait des dizaines d'années que la paix règne sur mon monde. Il y a bien quelques conflits sur la planète, mais ils sont très localisés, et peu nombreux. Mon pays, de toute manière, est isolé et se tient en général à l'écart de ces considérations.

Je me souviens de ce que vous m’avez raconté. L’Islande, c’est cela ? J’aimerais pouvoir visiter votre monde, Janed. Mais je doute que cela soit possible dans un futur proche.

Nouvel échange.

Erich est désolé. Il dit que nous ne pourrons rien tirer de vous sans les conseils de maître Kanyl. Jusqu’à son réveil vous êtes libres d’aller et venir à votre guise à l’intérieur de Shanya. Si vous n’y voyez pas d’inconvénients vous garderez cette chambre. Sans le verrou bien sûr. Et on va vous donner des vêtements propres.

Sid dit quelque chose à son père. Les deux s'entretiennent un instant, et finissent par se mettre d'accord, semble t-il, sur un point qui réjouit Nellika. La petite fille est visiblement ravie.

Ca ne leur plaît pas beaucoup, mais je suis la seule personne de Shanya pouvant communiquer avec vous. Je suis donc chargée de vous guider à l’intérieur du château, et de rester avec vous autant que possible pour vous servir d’interprète.

Je faillis ajouter: ou pour me surveiller! Mais je chassais bien vite cette pensée, sachant que la jeune fille pouvait très bien la capter.

Allons c'était une bonne nouvelle! La compagnie de Nellika était agréable, et avait un instant, la veille, réveillé en moi une fibre paternelle éteinte depuis bien longtemps maintenant. Outre le fait que j'étais sans doute à des années-lumière de chez moi dans un pays en guerre, ma situation était somme toute très enviable: j'avais un guide particulier pour me faire visiter une nouvelle planète!

Je n'avais plus qu'à jouer au touriste.

 

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CHAPITRE II

 

(Récit de Galadriel Leto)

Je balayai la salle du regard. L'Auberge de l'Isatis était sans doute la plus luxueuse de Tanärinn. La pièce dans laquelle je me trouvais avait presque les dimensions d'une salle de bal. Certains murs, couverts de tableaux signés par les artistes les plus populaires de la ville, auraient fait crever de jalousie les plus célèbres galeries d'art de Tanglebläd. D'autres étaient percés de vitraux multicolores, à dominante ocre, par lesquels pénétrait une lumière diffuse.

Je concentrai mon attention sur la musique. D'étranges sonorités cristallines s'échappaient d'un curieux instrument à mi chemin entre le kraar, la kora et le oud et qui se présentait sous la forme d'une harpe-luth à 12 cordes. D'après les dires d'Angelin Aldrïn, un Maître Musicien ayant séjourné un temps à la Cour du Leto, il devait s'agir d'un ryll, un instrument très rare et très précieux. Ses cordes étaient constituées de soie d'araignée tressée, ce qui étonnait toujours les néophytes quand ils constataient à quel point elles étaient résistantes.

Une lancinante grâce émanait d'une lyre prismatique et une flûte-à-cornet achevait d'apporter à la substance mélodique obtenue son charme hypnotique. Toute l'atmosphère de la pièce était imprégnée des vibrations harmoniques, et la sensibilité de mes sens aiguisée par un charme, je pouvais presque palper les émotions véhiculées dans l'air. Mélancolie et sensualité s'y mêlaient avec bonheur pour engendrer un morceau des plus intenses.

Je remarquai sa présence pour la première fois lorsqu'elle se mit à chanter. Car sa voix, suivant le fil de la musique, se déversa dans mon esprit et toucha mon âme, alors qu'un long frisson blanc me parcourait l'échine. Un chant d'une tristesse infinie, où l'amertume et le ressentiment avaient depuis longtemps cédé le pas à une indifférence résignée. J'en eus le souffle coupé. Que se passait-il? Etait-ce mon sortilège qui amplifiait à ce point les émotions ambiantes? Un être humain ne pouvait pas vivre en renfermant un désespoir aussi suffocant! J'examinai la jeune chanteuse. Teint blanc, cheveux cuivrés mi-longs en bataille, petit collier noir au bout duquel pendait une matrice. Elle portait une broche verte dans les cheveux, ainsi qu'une longue robe de velours chamarré. Elle était belle mais n'avait rien d'exceptionnel. Sauf peut être son regard. Un regard bleu, inquisiteur...Elle rayonnait au milieu de la scène, entourée par des vapeurs laiteuses et les reflets irisés des costumes des musiciens. On aurait dit une Déesse issue des légendes. La jeune femme détaillait un à un les spectateurs, ne s'attardant qu'un furtif instant sur chaque visage. Elle posa ses yeux sur moi. De grands yeux bleus tristes qui me transpercèrent de part en part et me vrillèrent l'esprit. Au même moment, j'eus la sensation d'un contact télépathique. Je baissai mes défenses mentales, j'ouvris mon esprit. Images. Odeurs. Je recevais en pensées les paroles de la chanson, complétées par toutes les émotions que son auteur n'avait pas pu traduire par des mots. La force dramatique du morceau en fut décuplée! Anéanti, je sentis croître en moi une effroyable attirance pour cette inconnue sortie de nulle part. Un léger chatoiement dans son regard m'apprit qu'elle l'avait ressentie. Nos regards se croisèrent un instant de plus que la logique de son examen initial ne l'aurait fait prédire. Puis elle détourna la tête et le lien fut rompu.

Ce n'est qu'à ce moment précis que, secouant la tête, je remarquai la présence d'un homme à un mètre de ma table. Il attendait, mains derrière le dos, et me fixait en silence. Par l'Enfer de Shimshak! Je relevai vivement mes barrières mentales, fis le vide dans mon esprit et me tournai vers le guerrier qui m'observait. Je m'en voulais de m'être laissé distraire de la sorte alors que j'étais en mission, aux confins du monde, attendant un contact que je ne connaissais même pas!

- Galadriel Leto? demanda l'inconnu. Je crois que nous avons rendez-vous. Je m'appelle Lance Drecker. Puis-je...?

- Asseyez-vous, je vous en prie.

Lance Drecker prit place en face de moi. Il était grand, carré, le visage hâlé et les cheveux noirs des mercenaires du sud du Springar. Un cimeterre de taille respectable pendait à son côté. Pas de matrice visible. Ce n'était sans doute pas un sorcier. Ces derniers étaient d'ailleurs, à l'instar des télépathes, très rares dans cette partie du monde. Lance ne bougeait pas d'un cil. Il avait les mouvements précis et mesurés d'un homme efficace et sûr de lui. Mais son regard trahissait sa nervosité.

Je demandai:

- Comment m'avez-vous reconnu?

- Vous êtes le portrait craché de Lex. Et je connais bien Lex. Vous êtes ici sur son ordre, n'est-ce pas?

- C'est exact.

- Et vous avez foi en son jugement.

- C'est une question?

- Non. C'est une affirmation basée sur votre présence en ces lieux.

- Je vois. Je devine votre question informulée. La réponse est oui, je vous fais confiance. Je n'ai pas le choix.

- Savez-vous qui je suis?

- D'accord, Lance, jouons cartes sur table. Mon père m'a dit de me rendre à Tanärinn, dans ce lieu. Il me l'a ordonné, plutôt. Un certain Lance Drecker devait m'y contacter pour me remettre un objet. Je dois ensuite lui rapporter cet objet. Une mission simple à la limite de la promenade pour débile. Vous êtes Lance Drecker. Je suis Galadriel Leto. J'ignore qui vous êtes ou ce que vous êtes. J'ignore quel est cet objet. Remettez le moi et nous pourrons chacun de notre côté repartir vaquer à nos occupations favorites.

Léger sourire de Lance.

- C'est tout?

- Que voulez-vous dire?

Il me regarda dans les yeux.

- Cartes sur table, hein? Ca me convient. Je parle de mon paiement.

- Oh... désolé, j'avais oublié. J'ai effectivement quelque chose à vous remettre, moi aussi.

- Parfait. Comment procède t-on?

- Eh bien? Ne nous faisons-nous pas mutuellement confiance?

Le mercenaire éclata de rire.

- Faire confiance à un letoïde? Je préfère encore m'allier à un Vonorak! Je suis la seule personne au monde en laquelle j'ai confiance.

- Soit. Moi par contre je suis obligé de vous faire confiance. Voici la pierre. Ah, au fait... N'oubliez pas que je suis un sorcier du Leto et qu'en tant que tel je dispose de... certaines ressources.

Je murmurai quelques mots, levant le sortilège d'invisibilité que j'avais mis en place en arrivant dans l'auberge. Une bourse de cuir noir apparut sur la table.

- Joli tour, commenta Lance. Inutile, mais joli. En remplaçant le cuir par une rose, je suis sûr que beaucoup de jeunes filles seraient impressionnées. Bon, assez discuté. Voilà ce que ton père recherche.

L'homme déposa un papier froissé sur la table, souleva la bourse, examina discrètement son contenu, et la fit disparaître dans sa tunique. L'échange n'avait pas duré dix secondes. J'eus du mal à contenir mon étonnement.

- Qu'est ce que cela? Une émeraude grosse comme le poing en échange d'un bout de papier? A quoi jouez vous, Lance?

En guise de réponse, je n'entendis qu'une formidable déflagration qui fit trembler les murs de l'auberge. Cris de terreur. Fracas de verres qui se brisent sur le sol. Musique qui s'étrangle entre deux fausses notes. Puis un silence lourd. Têtes stupéfaites qui tournent en tous sens. Je fixais le plafond. En un point approximativement situé au centre de la pièce, l'air se mit à onduler, à tordre la vision, à déformer l'espace. Au dessus de ce point le plafond se craquela dans un bruit de fagot qui brûle, puis il y eut une seconde explosion et une colonne de flammes s’abattit, engloutissant trois hommes sous une pluie de métal liquéfié, de poutres carbonisées et d'acier incandescent. Puis ce fut la panique. Une vive lumière remplaçait maintenant l'éclairage tamisé qui régnait jusqu'alors dans l'auberge. On entendait des femmes qui hurlaient, des hommes fuyaient dans n'importe quelle direction, d'autres ivres morts semblaient complètement indifférents à toute cette agitation. Je fourrai le papier dans la doublure de ma tunique, et cherchai Lance Drecker des yeux. Le mercenaire ne m'avait pas attendu et il s'enfuyait vers la sortie. Je me lançai vivement à sa poursuite. L'autre n'avait pas beaucoup d'avance et sa course était gênée par celles des autres clients de l'auberge. Je bousculai un homme, sautai par dessus un deuxième qui venait de trébucher devant moi, me frayai un chemin parmi la foule. Chien noir! Y avait-il autant de monde dans cette auberge que dans la principale rue marchande de Tanärinn?

Il y eut un terrible hurlement. Un cri de fauve enragé. Au milieu de la colonne de feu était apparu un être, un monstre de lumière, une torche vivante dont les membres se confondaient avec le mur de flammes qui avait pulvérisé le plafond. La panique et les cris des hommes redoublèrent d'intensité. Les mouvements de foule désordonnés et chaotiques poussaient certains d'entre eux dans les flammes, où ils se consumaient en hurlant. Le feu s'était rapidement propagé et ses victimes augmentaient. Les odeurs de chair calcinée et les hurlements atroces des clients me donnaient l'envie de vomir. L’acuité accrue de mes sens me rendaient la situation très pénible à supporter. Je projetai donc mon esprit vers ma matrice, plongeai à l'intérieur de la structure cristalline. Une énergie nouvelle s'empara de mon corps, calma mes sens. Je tirai mon épée.

Je me ruai ensuite vers le monstre en hurlant pour attirer son attention. L'être de feu se retourna et je vis à travers lui le visage grimaçant de Lance. Il avait arraché sa cape et tentait d'éteindre en les étouffant les flammes qui lui brûlaient la jambe droite. La chose faite de flammes et de lumière se redressa complètement, face à moi. Elle faisait trois bons mètres de hauteur et était entourée d'un halo de feu. Son corps était presque entièrement transparent, et il était difficile de dire s'il n'était pas simplement formé par un assemblage de petites flammèches, ou si une matière plus dense intervenait dans sa composition. Mais il y avait un moyen très simple pour le vérifier...Je pris mon épée à deux mains, lui fis décrire un large cercle autour de ma tête et frappai la créature sur le flanc. La lame la traversa de part en part sans rencontrer la moindre résistance, exactement comme si je me battais avec un véritable incendie. L'être qui me faisait face n'était ni plus ni moins qu'une flamme à forme humaine. Je n'insistai pas et reculai vivement en baissant la tête. Une énorme main de feu se referma au dessus de moi, grillant quelques cheveux au passage.

Je n'avais pas l'intention de me laisser faire ainsi! Je suis un sorcier du Leto! J'écartai les bras, une lumière bleue fusant à travers ma matrice, et les refermai devant lui, paumes ouvertes vers mon adversaire. Sibimkawinen! Deux rafales de vent vinrent heurter la créature qui recula. L'intensité des flammes parut diminuer. Je répétai le sort plusieurs fois d'une voix de plus en plus forte. La force du vent augmenta jusqu'à ce qu'une véritable tempête se déchaîne à l'endroit pointé par mes paumes. Le corps de l'être de feu se disloqua et explosa en d'innombrables parcelles de matière enflammée. Autour de moi, j'entendis des gens s'exclamer: codryn meistar ! Visiblement les Maîtres Sorciers étaient rares dans le pays! Je cherchai Lance du regard, mais il avait disparu. Je m'élançai vers la sortie. De nombreuses personnes en interdisaient encore l'accès, pressées qu'elles étaient de fuir ce lieu de mort. Je criai pour forcer le passage, sans succès.

Il y eut un hurlement. Non... Une multitude de hurlements, comme si des milliers de personnes avaient en même temps poussé le même cri. Je me retournai juste à temps pour voir un million de particules incandescentes venir s'assembler au centre de la salle, dans un chaos sonore assourdissant. L'être de feu et de lumière, tel un Phénix immortel, s'était reconstitué et se tenait là, au milieu de l'auberge.

Un cri sauvage:

- Non! Alderich!

Une jeune femme aux cheveux cuivrés et à la voix d'ange avait poussé cette exclamation. Elle s'était désespérément élancée vers la créature de feu, le visage couvert de larmes, pour s'agenouiller impuissante, gesticulant des mains frénétiquement dans un ballet incontrôlé, devant un corps fumant que parcouraient encore de rapides convulsions. Je reconnus la jeune chanteuse télépathe, ainsi que le visage défiguré d'Alderich Daryoto, le propriétaire de l'Auberge de l'Isatis. Insensible aux massacres et aux pleurs, la créature de feu se dirigea lentement dans sa direction. Les flammes de l'Enfer avaient maintenant pris possession de toute la partie de la pièce située au delà du monstre. Je ne réfléchis pas. Je me précipitai vers lui, les yeux exorbités, les cheveux électrisés dressés sur ma tête, épée à la main, les pulsations matricielles produisant un sifflement strident. Je crois que les gens encore présents eurent autant peur de moi que de cette créature de feu!

Sirimkafaïen! Sirimkafaïen! L'être de lumière chancela comme si un projectile l'avait touché à l'épaule. Sa taille diminua de manière visible, mais pas assez pour le rendre inoffensif. Je saisis la jeune femme par la taille, la forçai à se relever. La tenant fermement par le bras, je m'enfuis en courant vers la sortie. Un dernier rideau de flammes franchi d'un bond, et l'air libre, enfin. Et la fuite, toujours. Il y eut finalement un épouvantable fracas dans notre dos. Le plafond de l'auberge avait fini par s'écrouler, entraînant avec lui l'ensemble du bâtiment, dont il ne restait que des ruines à la merci des flammes.

 

(à suivre!)

 

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